Pourquoi doit-on prendre soin de la biodiversité ?

auteurs

  1. Julien BlancoChercheur en ethnoécologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)
  2. Sarah PaquetDoctorante en économie écologique, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Déclaration d’intérêts

Julien Blanco a reçu des financements de diverses institutions et fondations pour ses différentes recherches, dont notamment l’Institut de Recherche pour le Développement, la Fondation de France et la Fondation Agropolis.

Sarah Paquet est membre de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). Elle reçoit un financement de l’Agence française de développement (AFD) pour son travail de thèse.

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Si le changement climatique préoccupe beaucoup de monde, les scientifiques alertent aussi régulièrement sur la crise de la biodiversité causée majoritairement par les activités humaines. La biodiversité, c’est un mot popularisé par une convention internationale en 1992 qui est la contraction de « diversité » et de « biologique ».

Elle désigne la diversité du monde vivant et peut s’observer à trois niveaux :

  • Au niveau des espèces : c’est la diversité des animaux (les mammifères, les poissons, les oiseaux, mais aussi les insectes et les mollusques), des plantes (dont les arbres et les algues) ou encore des champignons et des bactéries. Parmi ces espèces, certaines ont été domestiquées par les humains, comme les vaches ou les chiens, mais ces dernières font aussi partie de la biodiversité ;
  • Au niveau des individus d’une même espèce : c’est le fait que chaque individu est unique, et qu’il y a plusieurs races ou variétés au sein d’une même espèce. Par exemple, l’espèce des chiens regroupe différentes races (chihuahuas, labradors, caniches, etc.) ;
  • Au niveau des écosystèmes et des paysages : ce sont tous les types de forêts, de savanes, de prairies, de milieux marins, ou encore de déserts qui sont le fruit de la rencontre entre des êtres vivants variés et leur environnement.
Un lémur bambou, espèce protégée et menacée d’extinction, à Madagascar. Sarah Paquet

La biodiversité est donc présente dans tout ce qui nous entoure, y compris en ville et à la campagne, dans les terres, les mers et les rivières. Sa disparition pose problème pour trois raisons principales.

La biodiversité a le droit d’exister

Nous constatons aujourd’hui que les activités humaines menacent la biodiversité : sur environ huit millions d’espèces animales et végétales connues, près d’un million est menacé d’extinction.

Or on peut considérer que chaque être vivant a le droit d’exister sur cette planète : cette dernière est un lieu de vie pour toutes et tous, pas seulement pour les humains. Ainsi, chaque être a une valeur en soi (valeur intrinsèque) et devrait à ce titre pouvoir vivre, même si les humains le jugent inutile.

La biodiversité est nécessaire au bien-être des humains

Si vous pensez à ce que vous mangez chaque jour, vous réaliserez que tout est fourni par la biodiversité. La viande provient de divers animaux élevés ou chassés (poules, vaches, sangliers, etc.). Le pain et les pâtes sont préparés à partir de céréales comme le blé.

La biodiversité est aussi indispensable pour se soigner : la plupart des médicaments que nous utilisons sont issus des plantes et, dans beaucoup de pays, on utilise encore les plantes médicinales directement. Par exemple, le thym (Thymus vulgaris) peut être employé en décoction contre la toux et les bronchites. La molécule qu’il contient, le thymol, entre dans la composition de certains médicaments.

Sur un autre plan, les forêts sont particulièrement importantes, car elles participent à rendre l’eau que nous buvons potable, à limiter l’érosion des sols et à réguler le climat.

Par conséquent, les humains ne pourraient tout simplement pas vivre sans la biodiversité. Elle est importante parce qu’elle est utile à notre bien-être : on parle de valeur instrumentale. Bien qu’un peu égoïste, c’est un bon argument pour en prendre soin.

Les humains entretiennent des relations intimes avec la biodiversité

Au même titre que les relations amicales et familiales, les humains ont parfois des relations très profondes et intimes avec la biodiversité.

Par exemple, certaines personnes sont attachées aux rivières ou aux montagnes où elles ont grandi, ces lieux étant associés à des souvenirs. À leurs yeux, aucune autre rivière ou montagne ne peut les remplacer. On associe aussi l’identité de certains pays à la biodiversité : l’érable est le symbole du Canada, tandis que le ravinala (ou arbre du voyageur) et le lémurien sont ceux de Madagascar. De même, la population française est associée au coq ou aux grenouilles. Qu’adviendrait-il de ces identités si ces espèces venaient à disparaître ?

C’est ce qu’on appelle la valeur relationnelle de la biodiversité : elle est importante parce qu’elle définit qui nous sommes, notre histoire et notre identité. C’est d’ailleurs en se reconnectant à la biodiversité que l’on pourra en avoir davantage conscience.

Ce sont ces trois grandes valeurs (d’existence, d’utilité et relationnelle) qui rendent la biodiversité si importante et irremplaçable. Il est donc crucial d’en prendre soin et de faire preuve de réciprocité vis-à-vis d’elle.

Banques de sang de cordon ombilical, la France en pointe

auteur

  1. Allane MadanamoothooProfesseur associé en droit, EDC Paris Business School

Déclaration d’intérêts

Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Le sang de cordon, également appelé sang de cordon ombilical ou sang placentaire, est le sang qui reste dans le cordon ombilical et le placenta après la naissance du bébé, et après que le cordon a été clampé et coupé.

Riche en cellules souches précurseures des cellules sanguines, il est précieux. En effet, ces cellules (aussi appelées « cellules souches hématopoïétiques »), possèdent une capacité particulièrement intéressante : elles sont capables de reconstituer tous les types de cellules sanguines, comme les globules rouges, les globules blancs et les plaquettes.

De ce fait, le sang de cordon peut être utilisé pour traiter des personnes atteintes de pathologies graves, notamment les leucémies. Mais sa conservation, qui, selon les pays, peut se faire dans des banques publiques ou privées, pose diverses questions concernant l’accès à ce soin pour tous, et soulève des interrogations bioéthiques.

Du prélévement à la greffe de sang de cordon

Avant tout, précisons que le prélèvement de sang de cordon ne présente aucun risque pour la mère ou le nouveau-né.

La première greffe réussie de sang de cordon a eu lieu en 1988 par l’équipe française de l’hôpital Saint-Louis à Paris. Le patient était un petit Américain de 5 ans atteint d’anémie de Fanconi.

Depuis lors, on estime que plus de 50 000 greffes de sang de cordon ont été réalisées dans le monde, avec un taux de réussite élevé.

Concrètement, cinq étapes sont nécessaires depuis le prélèvement jusqu’à la greffe effective, comme le détaille l’Agence de la biomédecine :

Le schéma montre avec des dessins légendés les 5 étapes nécessaires au don de sang de cordon, depuis le prélèvement jusqu’au don effectif.
Schéma extrait du site Internet dondesangdecordon.fr de l’Agence française de biomédecine

En France, les banques qui collectent et conservent le sang de cordon sont publiques, les coûts de collecte et de conservation étant totalement pris en charge par l’État. Mais cette conservation répond à certaines règles.

En France, des banques de sang de cordon publiques pour tous

En France, le sang de cordon est conservé pour le bénéfice d’autrui. Il est interdit d’en faire usage pour soi-même ou pour son propre enfant.

La loi française prévoit que le don de sang de cordon peut être fait, de manière exceptionnelle, à l’enfant ou à ses frères et sœurs, mais seulement en cas de nécessité thérapeutique avérée et dûment justifiée lors du prélèvement.

En 2016, le tribunal de grande instance de Grasse (Alpes-Maritime) a néanmoins pour la première fois autorisé la conservation de sang de cordon ombilical à des fins privées et par anticipation. Des parents ont en effet pu conserver le sang du cordon ombilical de leur enfant « au regard de nécessités thérapeutiques justifiées », en l’occurrence de lourds antécédents familiaux (notamment des cancers du pancréas et du foie).

La requête du couple était fondée sur la crainte d’un risque « futur » pour l’enfant si ce dernier venait à développer une maladie grave. En conséquence, le sang de cordon a été collecté pour être stocké dans une banque privée britannique.

Il faut souligner que la loi française interdit habituellement de transporter, ou d’envoyer par colis, du sang de cordon ombilical à une société privée basée à l’étranger (articles 511-8 à 511-8-2 du Code pénal).

Les critiques ont fait valoir que cette décision pourrait favoriser à l’avenir l’installation de banques de sang de cordon privées sur le territoire français. Cependant, jusqu’à présent, en France, seules les banques de sang de cordon publiques, approuvées par les autorités sanitaires nationales et placées sous la supervision du Réseau Français de Sang Placentaire, sont autorisées à fonctionner.

Il faut par ailleurs insister sur le fait qu’à ce jour, aucune étude n’a démontré l’efficacité thérapeutique des greffes effectuées sur soi à partir de son propre sang de cordon (qui aurait été conservé à cet effet).

Schéma d’une carte de France sur laquelle figurent les banques et maternités du Réseau Français de Sang Placentaire (RFSP) en 2022
Agence de la biomédecine, Réseau français de sang placentaire (RFSP), 2022

La situation française n’est cependant pas la norme : dans d’autres pays, le sang de cordon est conservé au sein de banques de sang de cordon privées à but lucratif qui posent question.

La conservation du sang de cordon, un marché en expansion

La taille du marché mondial des services de mise en banque du sang de cordon est estimée à 33,8 milliards de dollars en 2023 et devrait atteindre 51,3 milliards de dollars d’ici 2030.

Il est principalement dominé par les banques de sang de cordon privées. On estime que les banques de sang de cordon publiques détiennent environ 800 000 unités de sang de cordon dans le monde, tandis que les banques privées en conservent plus de 4 millions.

En Europe également, ce sont les banques de sang de cordon privées qui dominent le marché. Dans plusieurs pays européens comme en Hongrie, en Bulgarie, en Lituanie, au Luxembourg, en Roumanie, en Estonie et au Danemark, seules des banques de sang de cordon privées sont disponibles. Il en va de même dans d’autres pays du monde, tels que la Norvège ou la Nouvelle-Zélande.

Des problèmes à plusieurs niveaux

Dans ces banques de sang de cordon privées, les unités de sang de cordon sont réservées pour l’usage exclusif des familles qui peuvent s’offrir ce soin, accentuant ainsi les disparités dans l’égalité d’accès au soin entre les riches et les pauvres.

Aux États-Unis, par exemple, ce modèle de Private banquing se traduit généralement par la facturation de frais initiaux de 1 000 à 2 000 dollars pour le prélèvement et le stockage, suivis de frais annuels de plus de 100 dollars pour l’entreposage.

En outre, les stratégies de marketing des banques de santé privées, qui présentent le sang de cordon comme une « assurance biologique » contre de futures maladies mortelles, induisent les familles en erreur. Comme évoqué, la probabilité que ce sang de cordon puisse être techniquement utilisable à l’avenir pour son enfant est très faible, selon les scientifiques.

De plus, ces banques privées peuvent faire faillite et transférer les unités de sang de cordon stockées à l’étranger après leur fermeture, sans en avertir les familles. C’est ce qui s’est produit dans le passé avec Cryo-Save Europe.

En Europe, des systèmes hybrides qui ne sont pas exempts de critiques

Au Royaume-Uni, où les banques de sang de cordon privées et publiques se côtoient, il existe également des banques de sang de cordon hybrides combinant systèmes publics et privés, parfois dans des proportions différentes. Par exemple, la Precision Cellular Storage, anciennement connue sous le nom de Virgin Health Bank, stocke 80 % de chaque unité de sang de cordon pour un usage public et les 20 % restants pour un usage privé. Ces 20 % réservés à l’usage personnel contribuent néanmoins à réduire l’accès aux soins de santé pour tous.

En Suisse, des banques de sang de cordon hybrides coexistent également, sous forme de banques de sang de cordon privées et publiques au niveau national. Toutefois, dans le modèle hybride suisse, l’État peut demander à une banque hybride de disposer d’unités de sang de cordon pour en faire bénéficier un patient lambda qui s’avérerait compatible avec ledit sang de cordon.

Cette demande est soumise à la volonté des parents, qui peuvent accepter ou refuser de donner accès au sang de cordon de leur enfant. S’ils donnent leur accord, ils sont alors remboursés des frais de conservation engagés.

En Espagne (où se trouvent également des banques de sang de cordon publiques et privées), le modèle espagnol des banques de sang de cordon hybrides, bien que différent du modèle suisse, n’est pas non plus exempt de critiques. Pour garantir l’accès aux cellules souches du sang de cordon, l’État espagnol a en effet le droit de réquisitionner des unités de sang de cordon conservées par les banques hybrides (toujours en échange du remboursement des frais de banque).

Ce modèle peut être perçu comme un risque du point de vue des familles, qui peuvent être réticentes à l’idée de s’inscrire sur les registres, de peur que le sang de cordon de leur enfant stocké dans ces banques hybrides ne soit réquisitionné.

Le modèle français semble le plus approprié

Les banques de sang de cordon soulèvent aussi plusieurs questions juridiques et éthiques concernant la propriété, le consentement, l’information et la protection des données.

Pour y répondre, en France, la collecte comme la conservation du sang de cordon dans les banques publiques sont réglementées par le Code de la santé publique (CSP) qui se fondent sur les principes bioéthiques de dignité, de liberté et de solidarité.

Le principe de dignité implique la non-commercialisation du corps humain (articles 16-1 et 16-5 du Code civil). Par conséquent, le prélèvement et la mise en banque du sang de cordon ne sont autorisés qu’à des fins thérapeutiques et de recherche (art. L1241-1 du CSP) et n’ont pas vocation à faire partie du marché commercial.

Appliqué au domaine médical, le principe de liberté exige le consentement libre et éclairé de la personne concernée avant toute intervention médicale ou traitement, sauf disposition légale contraire (art. L1111-4 du CSP) et (art. L 1111-5 du CSP).

Ce consentement peut être retiré à tout moment (art. L1111-4 du CSP). Ainsi la mise en banque du sang de cordon n’est autorisée que si la femme a donné son consentement écrit et éclairé avant le prélèvement, au cours de sa grossesse. Elle peut révoquer son consentement à tout moment avant le prélèvement du sang de cordon (art. L1241-1 du CSP).

Enfin, en vertu du principe de solidarité, les banques de sang de cordon sont autorisées à condition que le don du sang de cordon soit gratuit, anonyme (art. L1241-1 du CSP) et destiné à un usage collectif.

En conclusion, pour des raisons éthiques comme pour garantir l’égalité d’accès aux soins, le modèle français, dans lequel seules les banques de sang de cordon publiques sont autorisées, semble être le plus approprié, contrairement à d’autres modèles à l’œuvre ailleurs en Europe et dans le monde.

Le modèle français maximise l’accès du public aux greffes de sang de cordon. Il vise à sauver plus de vies en essayant de faire correspondre les cellules souches du sang de cordon disponibles avec le plus grand nombre de personnes bénéficiaires, là où les banques de sang de cordon privées ne servent qu’un petit groupe d’utilisateurs.

Orientation post-bac : pourquoi les lycéens ruraux s’autocensurent

auteur

  1. Clément ReverséSociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux

Déclaration d’intérêts

Clément Reversé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Alors que se profile une nouvelle saison d’inscriptions sur Parcoursup, la plate-forme de candidature dans l’enseignement supérieur, les critiques sur la sélection à l’université et la place des algorithmes dans l’orientation des lycéens ne faiblissent pas.

Si le poids de l’origine sociale sur les processus d’orientation et la reproduction des inégalités qu’il implique concentre l’attention, il faut souligner aussi l’influence des ancrages territoriaux sur les choix des adolescents.


À lire aussi : Inégalités scolaires : les élèves des territoires ruraux manquent-ils vraiment d’ambition ?


Les formations en France étant très largement urbano-centrées, il n’est alors pas surprenant que les jeunes venant des espaces ruraux se retrouvent à pâtir d’un modèle où le diplôme est la condition sine qua non de la réussite professionnelle et, a minima, une arme contre la précarité.

Une connaissance concrète de la carte locale de formations

Bien que les espaces ruraux aient une composition plus « populaire » que les villes, les résultats des élèves à l’entrée au collège y sont comparables, voire supérieurs, à ceux des jeunes urbains. Si ces résultats peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs (moindres effectifs scolaires, classes « multi-âge », meilleures relations parents-professeurs…), ils mettent surtout à mal la théorie d’un soi-disant « déficit culturel » chez les ruraux.

Cependant, les jeunes ruraux sont bien plus souvent orientés que les urbains vers des filières courtes et professionnalisantes. Notons à titre d’exemple que, parmi les étudiants ruraux qui poursuivent leurs études après le baccalauréat, 47 % partent en BTS ou DUT contre 38 % des urbains. De plus, 60 % des élèves ruraux de troisième envisagent un baccalauréat général ou technologique contre une moyenne nationale à 71 % sur le territoire métropolitain. Ajoutons enfin que les formations infra-bac sont plus fréquentes puisque les CAP représentent 11 % des formations en milieu rural contre 8 % en ville.Chemins d’Avenirs : des mentors pour les jeunes des territoires ruraux (FRANCE 24, décembre 2023).

Comment expliquer que de meilleures performances académiques se conjuguent à des cycles d’études plus courts ? Pour y voir plus clair, il faut prendre en compte la relation entre formation, emploi et territoire.

En milieu rural plus qu’ailleurs, les jeunes ont une connaissance plus concrète des métiers que le territoire peut offrir. Les formations proposées sur place coïncident souvent avec le marché de l’emploi local, ce qui fait que les ruraux se dirigent plus facilement vers des cursus professionnalisants, sans qu’il s’agisse nécessairement d’un biais de disqualification. Ces choix leur semblent une voie plus directe vers l’emploi. Il ne faut pas y lire un manque de compétences et d’ambition, mais une conscience plus précise de leurs objectifs de formation.

Une orientation influencée par le budget et le réseau personnel

Pourquoi ne pas partir faire des études supérieures en ville, si ces formations, de manière générale, ouvrent plus de perspectives d’emploi ainsi qu’une résistance face à la précarité ? Rappelons que les diplômés sortis de formation depuis 1 à 4 ans sont 41 % à être au chômage pour les non-diplômés, 19 % pour les bacs-CAP-BEP et 8 % pour les bac+2 et plus.

Bien entendu, l’ambition individuelle et le choix du parcours scolaire ne sont pas uniquement construits par les individus, ils peuvent être influencés aussi par le milieu familial. S’orienter vers un monde professionnel connu est plus simple pour beaucoup de jeunes « poussés » par un phénomène de reproduction sociale. De plus, les études en ville peuvent impliquer des dépenses plus élevées pour le logement, la nourriture, les frais de scolarité, les déplacements (retour chez ses parents les week-ends et/ou les vacances).

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Pour ce qui est du logement, l’UNEF note en 2022 que les loyers étudiants ont connu une hausse moyenne de 1,37 % et une hausse du coût de vie de 6,47 %. Elle met également en lumière que le coût mensuel de vie dans des villes comme Paris, Bordeaux, Marseille, Lyon ou encore Lille est compris entre 1 000 et 1 350 euros par mois pour un étudiant. Ces coûts peuvent être des freins qui renforcent les inégalités entre ruraux et urbains. Ceux-ci peuvent plus facilement limiter les coûts de leur formation par la cohabitation parentale et, de manière générale, une entraide familiale facilitée par la proximité géographique.Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin » » (Livre politique 2020/LCP, Assemblée nationale).

Enfin, des a priori sur la ville peuvent jouer. Certains peuvent avoir la sensation d’un manque d’opportunités en dehors de leurs réseaux d’interconnaissance, d’autres ont plus largement un avis négatif. Le sociologue Benoît Coquard revient par exemple sur ces préjugés sur les villes, tout particulièrement Paris. Ces réticences peuvent être liées à une crainte de l’insécurité et de la violence dans les villes, renforcée par l’idée d’une vie stressante et d’un espace de vie pollué.

L’ensemble de ces réticences, craintes ou inégalités amène à une sélection des ruraux hors des centres urbains.

S’éloigner de ses proches : un coût émotionnel à gérer

Hormis le calcul rationaliste entre coûts et gains, il ne faut surtout pas omettre l’aspect relationnel et affectif qui est en jeu lors de l’orientation des jeunes. En effet, la poursuite d’études en ville implique, pour les ruraux, un choix parfois difficile : aller se former ailleurs et quitter son milieu de vie, ou rester sur place en acceptant une offre de formation souvent plus réduite.

Partir se former ailleurs peut avoir un coût émotionnel qui peut être trop lourd pour certains jeunes. Ces jeunes savent que partir en ville signifie généralement s’y insérer professionnellement et donc y rester à plus long terme. Ce choix n’est pas qu’un choix de formation. Il implique pour le jeune de se projeter dans une carrière, c’est-à-dire dans un milieu social et un espace de vie particulier.


À lire aussi : Choix scolaires : une « orientation heureuse » est-elle possible ?


Là où les liens familiaux sont forts, quitter la famille, les amis, son compagnon ou sa compagne, peut entraîner une séparation difficile et créer un sentiment d’isolement. Quitter son milieu de vie et ne pas savoir si l’on pourra y revenir peut avoir un coût social trop important pour pouvoir être considéré.

La sélection des jeunes ruraux n’est donc pas seulement le fruit d’un rapport plus direct entre formation-emploi-territoire, mais provient tout autant de limitations économiques, mais aussi affectives. Des dispositifs comme les campus connectés ou bien encore les universités rurales existent, mais ne peuvent pas à eux seuls compenser les inégalités territoriales dans l’accès à la formation.

Il est nécessaire de prendre en compte les différents freins relatifs à l’accès aux études tant que l’accès au diplôme restera un objectif central dans l’égalité des chances pour les jeunes.

Pourquoi le climatoscepticisme séduit-il encore ?

auteur

  1. Albin WagenerChercheur associé l’INALCO (PLIDAM) et au laboratoire PREFICS, Université Rennes 2

Déclaration d’intérêts

Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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C’est un paradoxe de notre époque : alors que les effets du changement climatique sont de plus en plus couverts par les médias et n’ont jamais été aussi saillants pour les populations, le climatoscepticisme reprend lui des forces au gré de l’actualité climatique. D’après un sondage mené par Ipsos et le Cevipof en 2023, ce sont 43 % de Français qui refusent de « croire » au réchauffement du climat.

Plusieurs fois annoncé comme dépassé ou cantonné à des sphères complotistes, le climatoscepticisme n’en finit pas de se régénérer. Si les origines de ce courant remontent aux États-Unis, il prospère chez nous aujourd’hui via des incarnations bien françaises, comme l’a montré le récent documentaire La Fabrique du mensonge sur le sujet. Tâchons-donc de revenir un peu en arrière pour comprendre le succès actuel de ces discours niant le dérèglement climatique.Extrait du plateau télévisé suivant la diffusion du documentaire La Fabrique du Mensonge : au cúur du déni climatique.

L’éternel retour du climatoscepticisme

Dans les années 1980, aux États-Unis, l’émergence et la propagation d’une « contre-science » du climat ont résulté de la mobilisation de think tanks liés au parti républicain et au lobbying de grandes entreprises, principalement dans le secteur de la production pétrolière, en s’inspirant par ailleurs des pratiques de l’industrie du tabac.

Le terme de « climatoscepticisme » est, à cet égard, lui-même aussi trompeur que révélateur : en liant « climat » et « scepticisme », le terme donne l’impression d’une posture philosophique vertueuse (notamment la remise en question critique et informée), et induit en erreur. Car il s’agit ici bien moins de scepticisme que de déni, voire de cécité absolue vis-à-vis de faits scientifiques et de leurs conséquences, comme le rappelle le philosophe Gilles Barroux.

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Mais qu’importe : au moment de l’accord de Paris et du consensus de plus en plus large sur le climat, le climatoscepticisme semblait réduit à portion congrue : en France, en 2019, la Convention citoyenne pour le climat montrait que le sujet pouvait être pris au sérieux tout en donnant lieu à des expérimentations démocratiques. Puis en août 2021, la loi « Climat et résilience » semblait ancrer un acte politique symbolique important, bien qu’insuffisant.

Pourtant, malgré ces évolutions politiques, le climatoscepticisme prospère aujourd’hui en s’éloignant de son incarnation et champ originel, puisqu’il constitue désormais une forme de discours, avec ses codes, ses représentations et ses récits. C’est précisément en cela qu’il est si dangereux : du point de vue linguistique, narratif et sémantique, il utilise des ressorts hélas efficaces, qui ont pour objectif d’instiller le doute (a minima) ou l’inaction (a maxima).

Plus clairement, les sphères climatosceptiques vont par exemple utiliser des termes aux charges sémantiques équivoques (climatorassurisme, climatoréalisme…), remettre en question la véracité des travaux du GIEC, mettre en exergue les variations du climat à l’échelle du temps géologique (la Terre ayant toujours connu des périodes plus ou moins chaudes ou froides), ou bien encore expliquer que toute action mise en œuvre pour lutter contre le changement climatique relèverait en fait de l’autoritarisme liberticide. En d’autres termes, le doute est jeté sur tous les domaines, sans distinction.

De ce point de vue, il est important de noter que le climatoscepticisme peut prendre plusieurs formes : déni de l’origine anthropique du réchauffement, mise en exergue de prétendus cycles climatiques, remise en cause du rôle du CO2 ou technosolutionnisme chevronné sont autant de variables qui donnent sa redoutable vitalité au climatoscepticisme.

Mais que cachent les discours climatosceptiques ? Outre les intérêts économiques, on retrouve également la préservation d’un ordre social et de systèmes de domination spécifiques : domination de l’Homme sur ce que l’on appelle abusivement la « Nature » (incluant les autres espèces, l’intégralité de la biodiversité et les ressources), exploitation des ressources nécessaires à l’activité industrielle et économique, mais aussi domination de certaines communautés sur d’autres – notamment parce que les femmes ou les populations indigènes sont plus vulnérables au changement climatique, tout en représentant également les populations les plus promptes à proposer des innovations pour contrer ses impacts.

Tag de l’artiste Banksy à Camden en Grande-Bretagne,dénonçant le réchauffement climatique, où l’on peut voir les lettres
Tag de l’artiste Banksy à Camden en Grande-Bretagne,dénonçant le réchauffement climatique. Dunk/FlickrCC BY-NC

L’efficacité du climatoscepticisme : le secret de sa longévité ?

Au-delà de sa pérennité, les recherches ont montré à quel point le climatoscepticisme restait efficace pour retarder l’action politique. Il ne s’agit pas ici de dire que la classe politique est climatosceptique, mais qu’un certain nombre d’acteurs climatosceptiques finissent par diffuser des discours qui font hésiter les décideurs, retardent leurs actions ou font douter quant aux solutions ou alternatives à mettre en place. La France n’échappe pas à cette tendance : entre les coups médiatiques de Claude Allègre, l’accueil de Greta Thunberg à l’Assemblée nationale ou encore les incursions de divers acteurs climatosceptiques (se désignant eux-mêmes comme climatoréalistes ou climatorassuristes), le paysage médiatique, politique et citoyen se retrouve régulièrement pollué par ce type de discours.

Doté de solides ressources financières, ce mouvement a pu contester les résultats scientifiques dans la sphère publique, afin de maintenir ses objectifs économiques et financiers. Le GIEC en a, par ailleurs, fait les frais de manière assez importante – et encore aujourd’hui ; régulièrement en effet, des scientifiques du GIEC comme Jean Jouzel ou Valérie Masson-Delmotte, qui se sont engagés pour porter de manière pédagogique les travaux collectifs dans l’espace médiatique, se sont retrouvés la cible de critiques, notamment sur la véracité des données traitées, ou la raison d’être financière du groupement scientifique mondial. Cela est notamment régulièrement le cas sur les réseaux sociaux, comme le montrent les travaux de David Chavalarias.

Climatoscepticisme : les raisons d’un succès

Au-delà de ces constats informatifs, une question émerge : pourquoi sommes-nous si prompts à embrasser, de près ou de loin, certaines thèses climatosceptiques ? Pourquoi cette forme de déni, souvent mâtinée de relents complotistes, parvient-elle à se frayer un chemin dans les sphères médiatiques et politiques ?

Pour mieux comprendre cet impact, il faut prendre en considération les enjeux sociaux liés au réchauffement climatique. En effet, cette dimension sociale, voire anthropologique est capitale pour comprendre les freins de résistance au changement ; si la réaction au changement climatique n’était qu’affaire de chiffres et de solutions techniques, il y a longtemps que certaines décisions auraient été prises.

En réalité, nous avons ici affaire à une difficulté d’ordre culturel, puisque c’est toute notre vie qui doit être réorganisée : habitudes de consommation ou pratiques quotidiennes sont concernées dans leur grande diversité, qu’il s’agisse de l’utilisation du plastique, de la production de gaz à effet de serre, du transport, du logement ou de l’alimentation, pour ne citer que ces exemples.

Le changement est immense, et nous n’avons pas toujours les ressources collectives pour pouvoir y répondre. De plus, comme le rappelle le philosophe Paul B. Preciado, nous sommes dans une situation d’addiction vis-à-vis du système économique et industriel qui alimente le changement climatique ; et pour faire une analogie avec l’addiction au tabac, ce ne sont jamais la conscience des chiffres qui mettent fin à une addiction, mais des expériences ou des récits qui font prendre conscience de la nécessité d’arrêter, pour aller vite. Cela étant, le problème est ici beaucoup plus structurel : s’il est aisé de se passer du tabac à titre individuel, il est beaucoup plus compliqué de faire une croix sur le pétrole, à tous les niveaux.

Manifestation où l’on peut voir une pancarte : System change not climate change.
La peur de changement systémique, notamment mis en avant par les militants écologiques, raison d’être du climatosceptisme ? Chris Yakimov/FlickrCC BY-NC

Paradoxalement, c’est au moment où les effets du changement climatique sont de plus en plus couverts par les médias que le climatoscepticisme reprend des forces, avec une population de plus en plus dubitative. Ce qui paraît paradoxal pourrait en réalité être assez compréhensible : c’est peut-être précisément parce que les effets sont de plus en plus visibles, et que l’ensemble paraît de plus en plus insurmontable, que le déni devient une valeur refuge de plus en plus commode. Il s’agirait alors d’une forme d’instinct de protection, qui permettrait d’éviter de regarder les choses en face et de préserver un mode de vie que l’on refuse de perdre.

Si le climatoscepticisme nous informe sur nos propres peurs et fragilités, il est aussi symptomatique du manque de récits alternatifs qui permettraient d’envisager l’avenir d’une toute autre manière. En effet, pour le moment, nous semblons penser la question du changement climatique avec le logiciel politique et économique du XXè siècle. Résultat : des récits comme le climatoscepticisme, le greenwashing, le technosolutionnisme (le fait de croire que le progrès technique règlera le problème climatique), la collapsologie ou encore le colibrisme (le fait de tout faire reposer sur l’individu) nous piègent dans un archipel narratif confus, qui repose plus sur nos croyances et notre besoin d’être rassurés, que sur un avenir à bâtir.

De fait, le climatoscepticisme prospère encore car il est le symptôme d’autodéfense d’un vieux monde qui refuse de mourir. Sans alternative désirable ou réaliste, alors que nos sociétés et nos économies sont pieds et poings liés par la dépendance aux énergies fossiles, nos récits sont condamnés à tourner en rond entre déni, faux espoirs et évidences trompeuses.

C’est bien là tout le problème : si les chiffres sont importants pour se rendre compte de l’importance du changement et de ses conséquences (y compris pour mesurer les fameux franchissements des limites planétaires), ce n’est pas avec des chiffres seuls que l’on met en mouvement les sociétés et les politiques. Les tenants du climatoscepticisme ont parfaitement compris cette limite, en nous proposant les certitudes confortables d’un vieux monde inadapté, face aux incertitudes paralysantes d’un avenir qui sera radicalement différent du monde que nous connaissons, mais que nous avons le choix de pouvoir écrire.

Loi immigration : la « caution retour » ou l’obsess

auteur

  1. Hicham JamidPostdoctoral research, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Déclaration d’intérêts

Hicham Jamid est sociologue, chercheur post-doctorant de la CoSaV-Migrations de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), et également fellow de l’Institut Convergences Migrations.

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Livres et mappemonde dans une bibliothèque
La France est en sixième position des pays les plus attractifs auprès des étudiants en mobilité internationale. Shutterstock

Le 19 décembre 2023 a été voté le projet de loi pour « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Si Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et figure de proue de ce projet de loi, a salué un texte qui « protège les Français », Marine Le Pen, cheffe de file de l’extrême droite, a vu dans son adoption une « victoire idéologique de son mouvement ».

L’une des mesures qui ont suscité les plus vives réserves parmi les parlementaires et l’opinion concerne les étudiants étrangers. Ces derniers devront déposer une « caution de retour », caution destinée à s’assurer qu’ils quitteront le territoire à la fin de leur formation et à l’expiration de leur titre de séjour. Une décision qui vient consacrer une obsession de ces dernières années, celle du « faux » étudiant étranger.

Le tournant des années 1970

Pendant très longtemps cependant, la France a vu dans l’accueil des étudiants étrangers un dispositif performant pour consolider et promouvoir son influence économique et culturelle. Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, attirer des étudiants du monde entier a été considéré comme un enjeu politique de premier ordre.

C’est depuis la fin des années 1970 que la politique d’attraction des étudiants étrangers en France a subi des réajustements conséquents. La politique « généreuse » et libérale à l’égard de cette population s’est transformée en une politique de plus en plus restrictive.

En décembre 1977, la « circulaire Bonnet », suivie en décembre 1979 du « décret Imbert », vont imposer aux étrangers qui souhaitent étudier en France l’obligation d’obtenir une attestation de pré-inscription, de justifier de ressources financières suffisantes et de passer un test linguistique de connaissance de la langue française. La « circulaire Bonnet » a introduit l’obligation de retour des étudiants étrangers dans leur pays d’origine après l’obtention de leur diplôme et a restreint le renouvellement de la carte de séjour en cas d’échec aux examens.

Conséquence de ces dispositifs restrictifs, le nombre d’étudiants étrangers en France a considérablement diminué jusqu’au milieu des années 1990. Le rapport de Patrick Weil, établi en 1997 à la demande de Lionel Jospin, est le premier à mettre en garde contre cette situation. Dans ce rapport, Weil a invité le gouvernement à revoir, entre autres, sa politique d’accueil des étudiants étrangers et a formulé à l’occasion des recommandations pour améliorer leur statut. Certaines de ces recommandations ont été prises en considération dans la « loi Chevènement », votée le 11 mars 1998.

Une politique de recrutement sélectif des étudiants

Si la « loi Chevènement » a enregistré, à certains égards, des avancées relatives à la politique d’accueil des étudiants étrangers, elle avait avant tout pour objectif de servir les intérêts économiques de la France. En effet, l’adoption de cette nouvelle politique migratoire éclot dans un contexte international marqué par la marchandisation débutante de l’enseignement supérieur et la compétition entre les pays pour attirer les étudiants étrangers, les chercheurs et les travailleurs hautement qualifiés.

Compte tenu de ces enjeux, la nouvelle politique d’accueil des étudiants étrangers est élaborée dans une perspective fédérant deux objectifs :

« tenir le [rang de la France] sur le marché [international] de la formation, ce qui implique une politique d’attraction active à l’égard des étudiants étrangers, et maintenir une politique de fermeture rigoureuse à l’égard des formes d’immigration “indésirables” ».

Ces remaniements reflètent la double vision de la nouvelle politique migratoire française, aspirant à la fois à recruter les meilleurs étudiants étrangers sans pour autant négliger « le risque migratoire » que peuvent représenter les « mauvais » ou les « faux étudiants », soupçonnés de vouloir venir et rester en France pour d’autres raisons que les études.

Pour dissiper le « risque migratoire » et mieux sélectionner les étudiants étrangers depuis leurs pays d’origine, le ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur a créé, en 1998, conjointement avec le ministère des Affaires étrangères, l’agence ÉduFrance dont l’objectif était le « renforcement des outils institutionnels de promotion de l’offre française de formation supérieure à l’étranger ».Loi immigration : l’enseignement supérieur vent debout (FRANCE 24, décembre 2023).

En 2005, ÉduFrance est remplacée par les Centres pour les études en France (CEF). Mis en place auprès des ambassades françaises à l’étranger, les CEF éclosent comme un nouvel instrument réglementaire pour mieux filtrer les étudiants étrangers désirant poursuivre leur formation dans l’Hexagone. Surgi dans un contexte où la France s’oriente vers une « immigration choisie », le passage par ce dispositif administratif devient obligatoire.

Cinq ans plus tard, les CEF sont remplacés par l’agence Campus France. Ce sont les services de cette agence qui administrent depuis 2010 l’arrivée dans l’Hexagone des étudiants étrangers originaires des pays hors Union européenne. Depuis l’instauration de Campus France, les étudiants étrangers doivent accomplir un marathon administratif, complexe et financièrement coûteux pour obtenir un visa pour études.

Venir étudier en France, un budget conséquent

Ce n’est pas la première fois que les étudiants étrangers sont la cible de mesures politiques contraignantes. En 2011, la « circulaire Guéant » a été adressée aux préfets pour approfondir davantage le contrôle de la procédure de « changement de statut » (le passage du statut « étudiant » à « salarié »), engagée par les diplômés étrangers. Cette circulaire rappelait également aux préfets qu’ils doivent veiller à ce que les étudiants étrangers détenteurs d’une « autorisation provisoire de séjour » occupent un emploi en France uniquement dans la perspective que ce dernier « s’inscrit dans un projet de retour dans le pays d’origine ». Amplement contestée, cette circulaire a été abrogée en 2012.

Le 19 novembre 2018, Édouard Philippe a annoncé la stratégie « Bienvenue en France » pour attirer plus d’étudiants étrangers. De quelle manière ? Entre autres, en multipliant par 16 les frais de scolarité des étudiants ressortissants de pays hors Union européenne. Si nous avons signalé la contre-productivité de la stratégie « Bienvenue en France », à la suite de sa validation par le Conseil d’État en juillet 2020 et en raison de la pandémie de Covid-19, le nombre d’étudiants étrangers sur les campus à la rentrée 2020-2021 a baissé de 25 % par rapport à celle de l’année précédente.


À lire aussi : Attirer les « meilleurs » étudiants étrangers : genèse d’une politique sélective


Certes, aujourd’hui, le nombre des étudiants étrangers qui choisissent la France pour suivre des études est à la hausse après une période de récession. D’après Campus France, cette augmentation, de l’ordre de 8 % entre 2021 et 2022, est liée principalement à la reprise des mobilités d’échange (+46 %) via Erasmus+, mais aussi au développement de la mobilité diplômante (+ 6 %). Par ailleurs, si la France maintient sa position de 6e place mondiale de pays d’attraction des étudiants en mobilité internationale, c’est en grande partie grâce aux étudiants originaires de l’Afrique subsaharienne, de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Ces derniers représentent plus de 50 % des étudiants étrangers inscrits en France (Campus France, 2023).

Jusque-là, pour obtenir un visa, ces étudiants doivent obligatoirement attester du blocage de plus de 7 000 euros, justifiant leur disposition à couvrir leurs frais de séjour en France. Leur exiger une « caution de retour » pour obtenir un titre de séjour et qui ne pourrait être débloquée qu’à leur retour dans leurs pays ou en cas de « changement de statut », est une mesure discriminatoire qui alourdira davantage les coûts déjà importants que concèdent ces jeunes pour accéder aux études en France.

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Les politiques et les employeurs savent très bien que la mobilité étudiante en France est un vivier de travailleurs hautement qualifiés. De plus, ces étudiants étrangers ont toujours eu un impact positif sur l’économie française. Leurs dépenses quotidiennes, leurs droits d’inscription, leurs frais administratifs, les dépenses touristiques de leurs proches, leurs cotisations sociales sont une manne financière, dont le montant s’élève à 5 milliards d’euros sur un an, d’après une récente enquête de Campus France.

En soustrayant les 3,7 milliards d’euros de dépenses publiques qui leur sont consacrés par l’intermédiaire des aides au logement, des bourses, de l’affiliation à la sécurité sociale et des dépenses de personnels consacrées à la diplomatie culturelle et d’influence, l’apport net des étudiants étrangers à l’économie française est donc de 1,35 milliard d’euros.

En Suède, la multiplication des autodafés du Coran met à l’épreuve le pari multiculturel

auteur

  1. Piero S. CollaChargé de cours à l’université de Strasbourg, laboratoire « Mondes germaniques et nord-européens », Université de Strasbourg

Déclaration d’intérêts

Piero S. Colla ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Homme en casquette tenant un livre en traîn de brûler
L’activiste et politicien dano-suédois Rasmus Paludan pendant un autodafé du Coran devant l’ambassade de Turquie à Stockholm le 21 janvier 2023. Tobias Hellsten/ToHell.Wikipedia CC BY-NC

Entre l’enlisement de la guerre en Ukraine et les effets de l’embrasement de la bande de Gaza, l’année 2023 a été caractérisée, partout en Europe, par une dégradation du climat sécuritaire et par de brusques recompositions du cadre des relations diplomatiques. En Suède, des tensions sans précédent ont marqué l’actualité, assorties d’inquiétudes palpables et, hélas, justifiées, relatives à la sécurité des ressortissants suédois à l’étranger.

Cet été, à Ankara, à Beyrouth et à Islamabad, des manifestants ont mis le feu au drapeau suédois ; en Irak et au Liban, les désordres ont été suivis de violences contre les ambassades du pays.

Le 17 octobre, à Bruxelles, un islamiste se revendiquant de l’État islamique a abattu deux supporters de l’équipe suédoise de football venus assister au match Belgique-Suède. Cet attentat a confirmé le bien-fondé des craintes de Stockholm. Depuis l’été, le gouvernement avait en effet recommandé à ses ressortissants de cacher leur appartenance nationale lorsqu’ils se trouvent à l’étranger : un choc pour un pays identifié depuis des décennies à des politiques migratoires généreuses et au souci du dialogue interculturel.

Provocations anti-islam et menaces d’attentats

Cette flambée d’hostilité tient à une cause : les autodafés du Coran, d’abord organisés au Danemark depuis la fin des années 2010, et qui ont désormais la Suède pour théâtre habituel.

L’initiateur de cette modalité de provocation anti-islamique est un citoyen dano-suédois, Rasmus Paludan, avocat de profession, aujourd’hui âgé de 41 ans. Leader du parti danois « Ligne dure » (Hart Stram), Paludan a émergé il y a quelques années comme un pourfendeur de « l’islamisation des sociétés européennes » et du brassage des cultures. Sa formation a récolté 1,8 % des suffrages aux élections législatives danoises de 2019. Après que son parti s’est vu exclu de la vie politique du pays pour avoir manipulé les listes de signatures nécessaires pour déposer des candidatures, Paludan s’est tourné vers la Suède, où les enjeux liés à l’immigration se trouvent au cœur des débats de société depuis une dizaine d’années.

Son premier exploit, en 2020, a eu pour cadre Rosengården, un quartier de Malmö dont près de 90 % des habitants sont d’origine étrangère, épicentre des révoltes urbaines des années 2015-2017. L’action incendiaire de Paludan a entraîné une recrudescence des violences, ce qui lui a valu un arrêté d’interdiction de séjour sur le sol suédois. Sa condition de binational lui a toutefois permis de contourner la décision de justice et de concentrer son activité sur la Suède, où il a fait des émules, dont un réfugié irakien, Salwan Momika.

Les autodafés se sont vite multipliés, même si Paludan et Momika (qui s’est spécialisé dans la diffusion en direct des autodafés sur la plate-forme TikTok) restent les protagonistes les plus médiatisés de cette forme de contre-liturgie. Les sites où ils se déroulent sont choisis pour exacerber les tensions entre autochtones et immigrés : lieux de culte dédiés à l’islam, quartiers à haute concentration d’étrangers, ambassades de pays musulmans…

Au printemps 2022, Paludan s’est engagé dans une « tournée électorale » (d’après ses propres mots) à travers la Suède : une série de profanations dûment autorisées, qui ont occasionné d’une part des échauffourées violentes dans plusieurs villes, et d’autre part une dégradation de l’image du pays au Moyen-Orient. Une énième provocation, aux abords de l’ambassade de Turquie en janvier 2023, a suscité des réactions particulièrement virulentes d’Ankara, au point de compromettre le premier point de l’agenda de politique étrangère du gouvernement : l’adhésion à l’OTAN.

En effet, le Parlement turc a réagi en demandant le rejet de la demande de la Suède, formalisée sept mois auparavant (rappelons qu’un pays ne peut pas rejoindre l’Alliance atlantique si l’un des pays membres s’y oppose ; la Turquie, qui a intégré l’OTAN en 1952, peut donc bloquer à elle seule l’entrée de la Suède). Pendant quelques jours, l’Institut suédois (agence officielle de diplomatie culturelle) comptabilisera 350 000 interventions par heure sur les médias sociaux en turc, dénonçant l’affront à la foi musulmane effectué par Paludan sans que les autorités suédoises n’interviennent. La plainte contre Paludan déposée auprès de la police par un citoyen suédois sera classée sans suite.

Pour autant, les provocateurs ne cessent pas leurs actions. En juin, à l’ouverture des festivités de l’Aid al-Adha, un autodafé sous protection policière est organisé par Momika devant la grande mosquée de Stockholm. Il déclenchera un déluge de protestations, la Ligue des États arabes et l’Organisation de coopération islamique s’insurgeant contre l’intolérable… tolérance de la justice suédoise. Au Pakistan, en Iran et en Irak, où l’auteur d’un tel geste encourrait la peine de mort, des milliers d’individus manifestent pour exiger le boycott de la Suède, voire la vengeance à l’égard du pays.

Du fait de ces menaces, l’agence suédoise de contre-espionnage (SÄPO) a décidé au mois d’août de relever au niveau 4 (sur 5) le seuil d’alerte contre les attaques terroristes visant le pays : un retour au climat de 2016, lorsque la guerre en Syrie avait provoqué un bond historique du nombre des réfugiés en Suède, doublée de l’aggravation des tensions dans les banlieues. Et en octobre, nous l’avons dit, deux Suédois mouraient à Bruxelles sous les balles d’un homme qui les avait visés expressément du fait de leur nationalité.

Des causes endogènes, et une nouvelle fracture du spectre politique

Bien que l’activisme anti-islam, y compris dans la forme de la profanation du Coran, soit le fait d’acteurs transnationaux, c’est en Suède qu’il se manifeste de la manière la plus voyante. Les tensions interethniques qui secouent le pays depuis la crise migratoire des années 2015-2016 et la prolifération des règlements de comptes entre gangs, ont participé à créer un terrain favorable. Selon le gouvernement, la Russie aurait également fait jouer ses réseaux pour attiser les conflits entre Suédois installés de longue date et nouveaux arrivants, afin de déstabiliser ce pays qui a pris le parti de l’Ukraine depuis le début de la guerre en février 2022 et a mis fin à deux siècles de neutralité pour rejoindre l’OTAN.

La polémique sur l’islam s’inscrit surtout dans une période marquée par un tournant en matière de politique intérieure : la percée, en septembre 2022, du Parti populiste des « Démocrates de Suède » (SD), qui fait de la lutte contre l’immigration – sur la base du postulat de la guerre des civilisations – l’axe de son discours. Depuis l’installation de l’exécutif dirigé par le libéral-conservateur Ulf Kristersson, les SD lui assurent une majorité par leur appui externe, tout en s’efforçant d’insuffler dans l’action du gouvernement leurs thèmes de prédilection. Leur dernière proposition en date est la démolition de nombre des mosquées existant dans le pays.

Le leader des Démocrates de Suède Jimmie Akesson (à gauche) et le leader du parti modéré Ulf Kristersson, futur premier ministre, lors de la conférence de presse annonçant la formation d’un gouvernement de coalition au Parlement à Stockholm, le 14 octobre 2022. Jonathan Nackstrand/AFP

La généralisation des autodafés n’a fait qu’exacerber la préoccupation du monde islamique face à la banalisation de ce type d’agissements ; mais la cible de la colère des représentants des communautés musulmanes est avant tout l’indifférence des autorités, qui détonne avec le cas de la France – mais aussi de voisins scandinaves, tels que la Finlande – où de tels projets sont immédiatement jugulés. Comment expliquer la posture passive des responsables suédois face à ce phénomène, à l’heure où la situation en matière politique de sécurité apparaît (d’après le discours de Noël 2022 du premier ministre Kristersson) comme « la pire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » ?

Les raisons culturelles de l’inaction des autorités

La cause technique le plus souvent invoquée pour expliquer la généralisation des autodafés en Suède est l’absence d’un arsenal juridique qui les interdit. Le blasphème et la diffamation de la religion ont été rayés des textes de loi il y a plus de 50 ans. C’est donc autour de l’enjeu de la possibilité formelle d’enrayer cette provocation, plutôt que sur ses causes, ou son bien-fondé, que la discussion s’est cristallisée.

À ce jour, les tribunaux ont rechigné à mobiliser deux articles pertinents du code pénal qui répriment, respectivement, « les comportements vexatoires » et « l’incitation à la haine raciale ». Le premier exige que l’impact choquant du geste soit avéré – et non seulement probable – alors que dans le second cas de figure, l’interprétation qui prévaut chez les magistrats est que l’injure à l’égard d’un culte n’est pas assimilable à la discrimination d’un groupe ethnique.

La pratique, et plus généralement une approche antinormative de la liberté d’expression, découragent finalement l’activation de ces dispositifs légaux. C’est pourquoi les cours administratives d’appel ont été amenées à annuler des interdictions policières prononcées contre les actions de Paludan ou de Momika.

Face à une indignation qui fédère ErdoganPoutine et Orban, mais aussi le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, l’opposition sociale-démocrate semble pencher vers un réajustement de l’arsenal juridique, alors que les déclarations des partis au gouvernement oscillent entre la critique des autodafés et le refus de « céder aux diktats étrangers ».

Il convient de rappeler que si le principe de la liberté d’expression représente depuis le XVIIIe siècle un pilier de l’identité nationale, une législation souvent poussée par des urgences politiques en a restreint la portée. Depuis 1933, par exemple, le port de vêtements révélant une appartenance politique est interdit aux citoyens suédois. En 1996, un homme ayant arboré, lors de la fête nationale, un drapeau suédois orné de figures mythologiques et du mot Valhalla avait ainsi été condamné en justice. En 2014, les collages de l’artiste Dan Park – mettant en scène la pendaison de trois individus de couleur, identifiés par leur nom, comme après un lynchage – lui valurent une lourde amende, six mois de prison et la destruction de ses œuvres.

La réticence à modifier la loi s’explique aujourd’hui par le rejet de l’idée que la sphère du sacré puisse être l’objet de tutelles ou d’interdits ad hoc. S’attaquer à un « symbole » – a statué le parquet dans le cas de l’autodafé organisé devant l’ambassade turque – n’est jamais illégal, pour autant que la manifestation n’a pas pour cible des croyants en chair et en os. Cette position est au cœur de l’exception suédoise, par rapport à la France, au Royaume-Uni ou au Danemark – capable de défendre farouchement le droit au blasphème lors de l’épisode des caricatures de Mahomet (2005), mais qui vient d’adopter, le 7 décembre, une loi qui pénalise le « traitement inapproprié » (incendie ou profanation) de textes religieux dans l’espace public.

Dans un spectre politique polarisé, la querelle a contribué à raidir les positions. Si les SD y ont vu l’occasion de s’ériger en défenseurs d’une vertu nationale – la tolérance, étendue aux expressions extrêmes du droit de réunion – le gouvernement se livre à un équilibrisme périlleux : dénoncer l’instrumentalisation du thème de l’islamophobie par des puissances étrangères souvent fort peu démocratiques et tolérantes par ailleurs, tout en se dissociant d’une manifestation du rejet de l’Autre aussi repoussante.

Une enquête publique a été lancée en août pour examiner le pour et le contre de la révision des normes sur la liberté d’expression : elle rendra ses conclusions le 1er juillet 2024. En s’appuyant sur des dispositifs consensuels bien rodés, l’establishment tâche de sortir d’une impasse qui place la Suède dans une position excentrée – et inconfortable – par rapport à la manière dont la majorité des pays occidentaux conçoivent l’équilibre entre droit d’expression des individus et sensibilité des communautés de foi.

Pneumonies infantiles à mycoplasmes : de quoi s’agit-il, et pourquoi une telle épidémie ?

auteur

  1. Cécile BébéarProfesseur, chef de service du laboratoire de Bactériologie du CHU de Bordeaux, directrice du Centre National de Référence des IST bactériennes, Université de Bordeaux

Déclaration d’intérêts

Cécile Bébéar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Depuis cet automne, les admissions aux urgences d’enfants et de jeunes adultes victimes de pneumonies sont anormalement élevées. La bactérie Mycoplasma pneumoniae est soupçonnée de jouer un rôle non négligeable dans cette situation. Directrice du Centre National de Référence des IST bactériennes, et chef du service de bactériologie CHU de Bordeaux, le Pr Cécile Bébéar nous dit tout ce qu’il faut savoir sur cette bactérie atypique et sur les raisons de l’épidémie en cours


The Conversation : Les mycoplasmes sont des bactéries particulières. Pourriez-vous nous les présenter brièvement ?

Cécile Bébéar : Les mycoplasmes font partie des plus petits êtres vivants connus. Ce sont en particulier les plus petites bactéries capables de se répliquer de façon autonome, autrement dit sans parasiter d’autres cellules.

Il existe des mycoplasmes capables d’infecter la plupart des êtres vivants, des animaux aux plantes en passant par les êtres humains. Mais elles ne circulent généralement pas d’une espèce vivante à l’autre, les différentes sortes de mycoplasmes étant spécifiques d’un hôte donné.

Contrairement aux autres bactéries, les mycoplasmes sont dépourvus de paroi. Cela leur confère un aspect polymorphe, et surtout les rend insensibles à certains antibiotiques très employés, comme les β-lactamines (une classe d’antibiotique qui comprend notamment la pénicilline et ses dérivés, comme l’amoxicilline), très utilisées en première intention dans les infections respiratoires.

Autres points importants à souligner : les mycoplasmes sont très fragiles, et survivent très mal dans l’environnement. Enfin, certaines espèces sont très difficiles à cultiver en laboratoire, ce qui complique les diagnostics.

The Conversation : Chez l’être humain, quels problèmes posent ces bactéries ?

C.B. : Les mycoplasmes sont capables d’adhérer aux cellules épithéliales, qui recouvrent notamment nos voies respiratoires ou notre tractus uro-génital. De ce fait, certaines espèces sont à l’origine d’infections respiratoires ou d’infection génitales.

Toutefois, la majorité des mycoplasmes ne pose pas de problème : sur les 17 espèces connues comme étant capables d’infecter l’être humain, seules cinq peuvent provoquer des maladies.

C’est le cas de Mycoplasma genitalium (le plus petit mycoplasme connu), qui est à l’origine d’infections sexuellement transmissibles (IST). Celles-ci se traduisent par des problèmes au niveau des voies génitales basses (cervicites chez la femme, urétrite chez l’homme), pouvant parfois évoluer vers des infections génitales hautes pouvant présenter un risque pour la fertilité des patients (salpingites et endométrites chez la femme, épididymites chez l’homme).

Soulignons que, comme toutes les IST, les infections à Mycoplasma genitalium sont en augmentation, non seulement dans certaines populations cibles telles que les hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes ou les travailleurs et travailleuses du sexe, mais aussi chez les jeunes, en raison du recul de l’usage du préservatif.

Trois autres espèces de mycoplasmes présentes dans le tractus génital peuvent aussi poser problème : Mycoplasma hominisUreaplasma parvum et Ureaplasma urealyticum. Il s’agit de pathogènes opportunistes, qui peuvent, lorsque le système immunitaire dysfonctionne, provoquer des infections extra-génitales (contrairement à Mycoplasma genitalium, ces espèces ne sont pas sexuellement transmissibles). Elles peuvent migrer vers les articulations, entraînant des arthrites, et sont parfois à l’origine d’infections respiratoires chez certains nouveau-nés.

Enfin, une espèce, Mycoplasma pneumoniae, est à l’origine d’infections respiratoires.

The Conversation : Qui est concerné par les infections à M. pneumoniae ?

C.B. : Cette espèce infecte plutôt les enfants âgés de 5 à 10 ans, et les adultes jeunes. Parmi les personnes à surveiller, il faut aussi mentionner les personnes immunodéprimées, ainsi que les individus souffrant de drépanocytose, une maladie génétique qui affecte les globules rouges.

Chez les enfants, l’infection se traduit la plupart du temps par une trachéobronchite avec une toux fébrile, une fièvre (qui peut durer jusqu’à une semaine), puis une toux résiduelle. Habituellement, l’infection régresse spontanément.

Elle est généralement confondue avec une infection virale, notamment parce qu’elle n’est pas diagnostiquée. En effet, la seule méthode diagnostique actuellement remboursée est la sérologie (analyse de sang visant à rechercher des anticorps dirigés contre M. pneumoniae). Or, cette procédure est relativement lourde : il faut réaliser deux prises de sang, à 15 jours d’intervalle, ce qui n’est pas pratique. L’autre solution diagnostique est basée sur l’emploi de méthodes moléculaires (PCR), mais cette approche onéreuse n’est pas remboursée en laboratoire de ville (hors nomenclature, le coût d’une telle analyse est de 65 euros).

Cette situation est réellement problématique. En effet, il arrive que les infections à M. pneumoniae dégénèrent en pneumonie. Dans ce cas, la fièvre et la toux persistent, et s’accompagnent d’un essoufflement de plus en plus important, avec des difficultés à respirer. Certains signes extrarespiratoires, notamment cutanés, peuvent aussi être observés.

Or, les infections à M. pneumoniae constituent la seconde cause de pneumonie chez l’enfant : en période épidémique, elles peuvent représenter de 30 à 50 % des pneumonies bactériennes infantiles. Plus grave, selon la littérature, 5 à 6 % des patients hospitalisés peuvent développer une méningo-encéphalite, suite à une réaction immunitaire inappropriée.

D’où l’importance d’améliorer le diagnostic.

Des médecins discutent avec une petite fille d’origine africaine.
Les personnes ayant des origines sub-sahariennes ont une probabilité plus importante que la moyenne d’être atteintes de drépanocytose, une maladie génétique constituant un facteur de risque en cas d’infection par M. pneumoniae. DC Studio/Shutterstock

The Conversation : Comment se produit la transmission ?

C.B. : M. pneumoniae ne se transmet pas facilement : la contamination se fait par gouttelettes respiratoires, lors de contacts étroits, ce qui explique que les épidémies se produisent dans des contextes fermés, à l’école, sur des bateaux, dans des internats, dans des casernes…

La durée d’incubation est d’une à trois semaines, et des travaux ont montré que la bactérie était excrétée sur une période de 2 à 8 jours avant l’apparition des symptômes.

En l’absence de traitement antibiotique, la contagiosité peut être longue, et durer jusqu’à 14 semaines après l’infection. En outre, 20 % des formes sont asymptomatiques (mais les personnes infectées sont malgré tout contagieuses).

En revanche, normalement, en 72 h de traitement antibiotique bien suivi, les malades ne sont plus contagieux.

The Conversation : Quels antibiotiques sont efficaces ? Existe-t-il des risques de résistance ?

C.B. : Puisque les antibiotiques ciblant la paroi bactérienne ne fonctionnent pas contre les mycoplasmes, trois grandes classes sont utilisables : les macrolides, les tétracyclines et les fluoroquinolones.

Le problème est que les tétracyclines ne peuvent pas être utilisées avant 8 ans à cause de la coloration dentaire qu’elles induisent, et que les fluoroquinolones sont généralement contre-indiquées chez l’enfant.

Restent donc les macrolides, qui sont le traitement recommandé lorsque l’origine virale de la pneumonie a été écartée, et que trois jours de traitement par amoxicilline (un antibiotique efficace contre le pneumocoque – Streptococcus pneumoniae, une autre bactérie causant des pneumonies) n’ont pas abouti à une amélioration.

The Conversation : Une seule classe d’antibiotique utilisable sans contre-indication chez l’enfant, c’est peu. Existe-t-il un risque d’apparition de résistance ?

C.B. : Oui : dans le cas de M. pneumoniae, la résistance aux macrolides s’est développée au cours des années 2000, initialement plutôt en Asie du Sud-Est. En tant que laboratoire expert, nous avons suivi son émergence en France.

Aux alentours de 2012, cette résistance était de l’ordre de 10 % dans notre pays. À cette époque, en effet, une importante épidémie d’infection à M. pneumoniae sévissait au niveau mondial, et les macrolides étaient largement utilisés.

Il faut savoir que 10 % constitue un seuil critique : quand il est dépassé pour une classe d’antibiotiques donnée, on considère généralement qu’il faut arrêter de l’utiliser en première intention. Heureusement, dans les années qui ont suivi, la résistance de M. pneumoniae aux macrolides a diminué en France. Elle est actuellement d’environ 3 %, ce qui reste gérable.

Les problèmes de résistance aux macrolides n’ont pas cependant régressé partout : avant la pandémie de Covid-19, dans certains pays d’Asie, elle pouvait atteindre les 70 % (au Japon), voire 80 % (en Chine)…

Cette situation s’explique par le fait que les macrolides peuvent être utilisés à tout âge de la vie, et possèdent de surcroît des propriétés anti-inflammatoires ainsi qu’une bonne efficacité au niveau pulmonaire et urogénital. Pour toutes ces raisons, ils ont été extrêmement prescrits pour traiter les infections respiratoires, ou des infections génitales, voire digestives.

Or, les mycoplasmes sont dépourvus de certains systèmes de correction des erreurs de l’ADN : ce sont donc des bactéries qui mutent beaucoup. Le sur-usage (et le mésusage) des macrolides a rapidement mené à la sélection de souches de M. pneumoniae moins sensibles à ces antibiotiques. Heureusement, pour l’instant, aucune résistance aux tétracyclines et aux fluoroquinolones n’a été décrite chez ce mycoplasme.

**The Conversation : Selon Santé publique France, le nombre de pneumonies chez l’enfant et les jeunes adultes est depuis cet été très supérieur à ce qu’il était en 2021 et en 2022 dans notre pays. Est-on sûr que M. pneumoniae est en cause ?

C.B. : Bien que l’on ne sache pas précisément quelle proportion de la vague de pneumonies actuelles est due à M. pneumoniae, certains indices semblent l’incriminer (aux côtés, probablement, d’autres pathogènes).

En effet, les résultats des analyses sérologiques réalisées en laboratoire de biologie médicale de ville révèlent que le taux de positivité, tous âges confondus, des tests à Mycoplasma pneumoniae a commencé à augmenter durant l’été dernier, alors qu’il était nul au printemps. Sa progression s’est accélérée à partir de début octobre, jusqu’à atteindre fin novembre un niveau très supérieur à celui de 2019 à la même période, en particulier chez les enfants de 5 à 14 ans.

Par ailleurs, à l’hôpital, le nombre de détections par PCR a lui aussi progressivement augmenté depuis fin juillet, puis cette augmentation s’est accrue en octobre. Fin novembre, le taux de positivité des tests PCR était près de 4 fois supérieur à celui observé à la même période en 2019. Après une diminution fin novembre, une augmentation semblait à nouveau observable mi-décembre (mais les données doivent encore être consolidées).

On peut donc affirmer que nous sommes bien face à une épidémie à M. pneumoniae, une situation qui ne s’était plus produite en France depuis 2016.

The Conversation : Connaît-on les raisons de cette épidémie ?

C.B. : Il faut savoir que les épidémies à M. pneumoniae fonctionnent par cycle de 3 à 7 ans.

Cette cyclicité s’explique par la façon dont M. pneumoniae nous infecte. À sa surface, la bactérie possède de nombreux exemplaires d’une protéine appelée adhésine qui, comme son nom l’indique, lui permet d’adhérer aux cellules épithéliales tapissant nos voies respiratoires.

Micrographie électronique à balayage de bactéries M. pneumoniae. Les éléments utilisés pour la fixation sont indiqués par des flèches noires.
Micrographie électronique à balayage de bactéries M. pneumoniae. Les éléments utilisés pour la fixation sont indiqués par des flèches noires. Krause, D. C., and D. Taylor-Robinson « Mycoplasmas which infect humans » American Society for MicrobiologyCC BY

Schématiquement, cette protéine existe sous deux types principaux, l’adhésine de type I et l’adhésine de type II (chacun pouvant comporter diverses variations). Les bactéries Mycoplasma pneumoniae possèdent des adhésines de l’un ou l’autre type.

Lorsqu’une épidémie est causée par une bactérie possédant des adhésines de type I, les personnes infectées développent des anticorps contre cette adhésine. La population s’immunise donc progressivement ; au bout d’environ 18 mois, elle se retrouve protégée contre l’infection par les bactéries porteuses d’adhésines de type I, et l’épidémie régresse.

Toutefois, ces bactéries ne disparaissent pas : elles continuent à circuler à bas bruit dans la population. Or, à un moment donné va se produire un phénomène appelé « switch antigénique » : les bactéries vont changer le type de leurs adhésines, passant d’adhésines de type I à des adhésines de type II. À ce moment, l’épidémie va reprendre dans la partie de la population qui ne possède pas d’anticorps contre ces « nouvelles » adhésines. D’où l’effet de cycle de ces infections…

Micrographie électronique à transmission d’un anneau trachéal de hamster infecté par M. pneumoniae, montrant l’association étroite de la structure d’attachement à l’épithélium de l’animal (flèche). J.L. Jordan et D.C. Krause, tiré de Ken B. Waites et Deborah F. Talkington « Mycoplasma pneumoniae and Its Role as a Human Pathogen », American Society for MicrobiologyCC BY

The Conversation : Des cycles qui ont par ailleurs été modifiés par la pandémie de Covid-19…

C.B. : Oui, car les mesures barrières mises en place pour contenir le SARS-CoV-2 ont aussi protégé les populations contre d’autres infections, notamment celles à M. pneumoniae.

Jusqu’à cet été, nous n’avions pas vu réapparaître cette bactérie, que nous surveillons attentivement. C’était étonnant, car d’autres infections respiratoires virales ou bactériennes étaient déjà revenues dès la fin de 2022, avec le relâchement des mesures sanitaires.

Mais aujourd’hui, il est clair qu’un nouveau cycle épidémique commence, dans un contexte où une partie de la population est « naïve », puisqu’elle n’a pas développé d’anticorps ces dernières années. C’est probablement une des raisons qui explique l’ampleur de l’épidémie actuelle.

Des études de séroprévalence menées par des collègues ont d’ailleurs montré que les niveaux d’anticorps dirigés contre M. pneumoniae étaient moins importants dans la population qu’auparavant.

The Conversation : C’est un point important, qui prête souvent à confusion : cette baisse d’immunité au niveau populationnel n’est pas le reflet d’un moins bon fonctionnement de nos systèmes immunitaires, qui auraient été « affaiblis » par les mesures barrières…

C.B. : Absolument pas. Ce qui s’est passé, c’est qu’une partie de la population, protégée par les mesures barrières, n’a pas été confronté à M. pneumoniae et n’a donc pas eu l’occasion de développer des anticorps. C’est le cas des jeunes enfants, de ceux qui sont un peu plus grands, et de certains adultes.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faut bannir les mesure barrières, bien au contraire ! L’idée selon laquelle « si on met un masque, on ne va plus s’immuniser » est fausse : le masque permet d’éviter de contaminer les autres, et de limiter la hauteur de la vague épidémique. Car si l’épidémie à M. pneumoniae flambe actuellement, c’est avant tout parce que l’on laisse circuler la bactérie…

Aujourd’hui, les recommandations sont toujours les mêmes : porter le masque lorsqu’on est enrhumé, se laver les mains souvent, éternuer dans son coude, s’assurer que l’on est à jour dans ses vaccins contre la grippe et le Covid-19. Et, si l’on est une personne fragile, mettre un masque lorsque l’on doit passer du temps dans un endroit confiné, avec d’autres personnes, en particulier dans les transports en commun.

Bref, il s’agit de continuer à appliquer les règles d’hygiène respiratoire qui ont fait leurs preuves durant la pandémie, en permettant de limiter non seulement la circulation des pathogènes et l’ampleur des épidémies d’infections respiratoires, mais aussi d’autres infections, comme les gastro-entérites par exemple. Des règles que l’on a peut-être eu tendance à oublier un peu trop rapidement…

Ménages surendettés : comment la France a changé de philosophie

auteur

  1. Ydriss ZianeMaître de conférences de Finance, IAE Paris – Sorbonne Business School

Déclaration d’intérêts

Ydriss Ziane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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« Que faire du crédit, sinon le risquer ? »

La question posée par Jean-Paul Sartre dans Le Diable et le Bon Dieu en 1951 illustre bien la problématique qui anime chaque « homo consumericus » que nous sommes, contraints par notre pouvoir d’achat mais poussés aussi par notre vouloir d’achat et les tentations fortes de la société de consommation. L’offre de biens et services, et de crédits pour les financer coûte que coûte, est toujours plus abondante.

L’endettement est utile pour financer un logement ou un équipement coûteux, tant que l’équilibre entre les intérêts (ou charges financières) et le « reste à vivre » est assuré et que l’information est précise pour l’emprunteur. Néanmoins, à chaque époque, les situations de surendettement ont constitué un enjeu socio-économique majeur. Au niveau individuel d’abord, la situation est souvent associée à un sentiment d’échec et de honte qui pousse certains à ne pas en parler autour de soi, voire à ne pas même solliciter l’aide des pouvoirs publics.

Au niveau collectif ensuite, le sort réservé aux surendettés au travers des âges est un indicateur utile pour comprendre le rapport des hommes au matériel et aux plus faibles. Dans l’antiquité, tout débiteur indélicat devenait l’esclave de son créancier qui détenait sur lui droit de vie ou de mort. Au Moyen-Âge, la dette devient synonyme de faute et de péché et conduit à l’emprisonnement et au déclassement social. L’ère contemporaine voit la distinction entre la faillite d’entreprise et la faillite personnelle s’établir clairement, et l’on s’étonnera certainement que, jusqu’en 1989 et la loi dite « Neiertz », il n’existait en France aucun mode organisé de traitement et de protection des personnes surendettées.

En 2023, dans un contexte inflationniste et alors que les séquelles de la crise sanitaire se font encore ressentir, la Banque de France a enregistré 8 % de dossiers de surendettement déposés en plus par rapport à 2022. Celle-ci multiplie d’ailleurs les initiatives pour informer et prévenir à ce propos. Après la mise en place d’un numéro de téléphone dédié (le 34 14), elle déploie actuellement le dispositif test « Aide-Budget » dans 11 départements avec les fournisseurs d’énergie et les bailleurs sociaux pour repérer les ménages fragiles dès les premiers impayés et les orienter vers un des 500 « Points Conseil Budget » en France. Ceux-ci délivrent des conseils confidentiels et personnalisés sur la gestion budgétaire du ménage.

La philosophie sous-jacente mais aussi les réalités de ce qu’est le surendettement ont néanmoins, même discrètement, radicalement évolué depuis 1989.

À l’origine, un droit plus favorable aux prêteurs

La procédure a beau être assez jeune, le législateur a fait preuve, en moins de 35 ans, d’une particulière nervosité juridique avec pas moins de sept réformes majeures (1995, 1998, 2003, 2005, 2010, 2014, 2018). Elles s’expliquent notamment par la forte progression du nombre de dépôts de dossiers de surendettement auprès de la Banque de France jusqu’en 2014 et par la proportion élevée de redépôts.

À partir de 2014, le nombre de dossiers déposés suivait une tendance baissière particulièrement remarquable avant que la crise sanitaire ne marque une première rupture. Elle a été confirmée récemment par une hausse de 6 % des dépôts sur les neufs premiers mois de 2023. Dans l’attente d’une accalmie sur le front de l’inflation pour 2024 et d’un retour de taux d’intérêt directeurs stables, le chiffre de 6 % a été qualifié de « modéré » par la banque de France, ce qui paraît logique quand on sait qu’en l’espace de deux années et demi, l’inflation alimentaire a atteint près de 21 %.

Au-delà de l’aspect conjoncturel, les évolutions juridiques en la matière marquent en réalité un profond changement de philosophie dans l’appréhension du phénomène de surendettement des particuliers, passé relativement inaperçu, en 2004, alors même qu’il a connu un certain succès.

Au moment de leur institution en 1989, les commissions de surendettement avaient pour principal objectif de faire en sorte que les personnes en grandes difficultés financières (et de bonne foi) puissent bénéficier d’un délai pour payer leurs dettes. Elles visaient ensuite, à permettre aux prêteurs de récupérer tout ou partie de leurs fonds. Les autorités privilégiaient donc la conciliation et les biens nommés « plans conventionnels de redressement » incluant recommandations, réaménagement des dettes et patience afin de trouver une solution devant nécessairement conduire à un remboursement des fonds prêtés sans distinction de créances.

Dans un contexte de fort développement du crédit à la consommation, et donc d’un surendettement plus actif (ou provoqué) que passif (ou subi), cette orientation privilégiant l’intérêt des prêteurs n’a pas permis de contenir l’explosion du nombre de surendettés entre 1995 et 2004. Cela s’explique principalement par la longueur des procédures, le manque de moyens alloués et surtout par un fort taux d’échec des plans de redressement conclus, en dépit des modifications positives mais trop timides apportées par les réformes de 1995 et 1998.

Une inversion des priorités

C’est alors que la « loi Borloo », votée en août 2003 et appliquée à partir de 2004, institue la procédure de rétablissement personnel (PRP) aussi qualifiée de « droit à la seconde chance » pour les plus fragiles. Le changement d’approche puise son inspiration dans le régime de « faillite civile » du droit local d’Alsace et de Moselle. Est ainsi introduite une solution alternative aux plans conventionnels de redressement pour les ménages dont la situation est jugée « irrémédiablement compromise », c’est-à-dire sans espoir d’amélioration.

C’est à Jean Louis Borloo, alors ministre de la Ville, que l’on doit une évolution légale majeure concernant les ménages surendettés. Jacques Witt/Wikimedia, CC BY-SA

Pour ces derniers, il est possible de bénéficier d’un rétablissement personnel sous la forme d’un effacement total des dettes. Cela vaut à condition d’être de bonne foi. Celle-ci est présumée mais peut être remise en cause, par exemple, en cas d’endettement volontaire, de recours à de nouveaux crédits pendant la procédure, de dépenses superflues, somptuaires ou de gestion irresponsable.

Ce virage législatif va prendre quelques années à se manifester dans les chiffres. Près de vingt années après sa mise en place, il apparaît néanmoins clairement que la PRP s’est imposée comme une solution majeure à la détresse des ménages les plus endettés, au détriment des plans de redressement. Il peut s’interpréter comme une inversion de priorité des autorités publiques puisque cette procédure implique l’impossibilité définitive pour les créanciers de récupérer leur mise de fonds. Leurs pertes s’élèvent, pour l’exercice 2022, à 1,3 milliard d’euros au total, soit moins de 0,05 % du PIB, pour un montant moyen effacé de 20 224 euros par ménage ayant bénéficié d’une PRP.

Les réformes suivantes (2010, 2014) vont renforcer et simplifier le dispositif pour lui donner plus de souplesse et de visibilité tout en limitant la publicité et les abus relatifs aux pratiques des sulfureux crédits renouvables.

Un endettement de plus en plus passif

Amorcée en 2014, la décrue du nombre de dossiers de surendettement s’explique par le renouveau du processus législatif qui pousse à une plus large prise en charge collective des situations les plus compromises, mais aussi par une modification substantielle de l’équilibre entre endettement actif et passif. En effet, au cours des quinze dernières années, on observe une progression de la part des ménages surendettés de façon passive, accumulant des dettes de la vie courante (loyers, énergie, communication, transport, assurance, santé, éducation, alimentation, fiscalité), souvent à la suite d’accidents de la vie (accident, décès d’un proche, séparation, pertes d’emplois).

Aussi, la plupart (56 %) des personnes déposant un dossier de surendettement sont des personnes vivant seules. 55 % sont des femmes âgées entre 18 à 54 ans. 25 % sont au chômage. Le niveau de vie médian des ménages ayant bénéficié d’une PRP est de 859 euros. À ce titre, il est à craindre que la crise sanitaire récente puisse encore se manifester dans les statistiques en 2024, notamment dans un contexte d’arrêt des aides publiques pour les ménages les plus modestes (bouclier tarifaire, chèque énergie, prime carburant), mais aussi en raison d’une inflation qui rogne l’épargne accumulée et d’un chômage qui repart à la hausse.

Les initiatives déployées par la Banque de France sont à encourager et à démocratiser auprès de tous et partout pour enrayer la spirale du surendettement des ménages. Le secteur associatif est aussi un relais important pour toucher tous les publics. En effet, l’éducation financière personnelle et la diffusion de l’information sur des procédures de plus en plus favorables aux débiteurs sont des vecteurs importants pour limiter les comportements dangereux, orienter efficacement les personnes concernées mais aussi mettre fin au sentiment de honte lié au phénomène de surendettement.

Et si la solitude était le véritable mal du siècle ?

auteur

  1. Cécile DutriauxDocteur en Sciences de Gestion, IAE Paris – Sorbonne Business School

Déclaration d’intérêts

Cécile Dutriaux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Le 15 novembre 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé s’être emparée de « la question de la solitude en tant que menace urgente pour la santé », faisant ainsi écho à de nombreuses études, dont la plus récente a été menée par l’entreprise Gallup de juin 2022 à février 2023 dans 142 pays et a conduit à la mise en lumière d’un chiffre on ne peut plus alarmant : un quart de la population mondiale se sentirait seule.

Dans ce monde hyper connecté qui est le nôtre, la solitude ne semble-t-elle pas un bien curieux paradoxe ? Comme le souligne l’économiste Daniel Cohen :

« alors que les réseaux sociaux sont censés connecter les gens, le mal du siècle, c’est la solitude ».

Pour tenter de comprendre ce phénomène grandissant dans le monde occidental, s’interroger sur l’évolution du rapport que l’individu entretient avec le collectif semble indispensable et permet d’élargir sur un plan sociétal ce que chacun de nous peut avoir, un jour au moins, ressenti en son for intérieur, dans ce face à face parfois si angoissant avec soi-même.

Qu’entend-t-on exactement par le terme « solitude » ?

La mot solitude, emprunté du latin « solitudo », de même sens, lui-même dérivé de solus, « seul, unique » – définit « l’état d’une personne qui, de façon choisie ou non, se trouve seule, sans compagnie, momentanément ou durablement ». Rien de plaisant ni de douloureux dans cette définition. Pas de dimension irrémédiable non plus.

La question en suspens s’ancre donc dans le rapport que l’on entretient avec la solitude : s’agit-il d’un état choisi ou d’un état subi ? Sur un versant que l’on pourrait qualifier de « positif », la solitude peut-être un lieu propice à l’élévation et à la création. De la composition littéraire, à la retraite spirituelle en passant par la rédaction lors de ses études, la descente en soi-même peut être vécue, certes, comme une épreuve, mais finalement devenir productive, pour soi-même, d’abord, et pour les autres, ensuite.

Sur l’autre versant, le « mal du siècle » est un phénomène potentiellement dévastateur – réel ou symbolique – qui s’empare de la personne célibataire, endeuillée ou sans amis, dont l’isolement, consécutif à cette absence ou perte, peut entraîner sur la pente dangereuse du spleen, de la dépression, voire du suicide.

Le lien social et son délitement

Mais au-delà de l’individu, c’est bien la notion de « lien social », laquelle, selon le sociologue Serge Paugam « désigne un désir de vivre ensemble, de relier les individus dispersés, d’une cohésion plus profonde de la société », qui semble se trouver au cœur de cette affaire.

Cependant, ainsi qu’il le précise également :

« Dans les sociétés modernes, les modèles institutionnels de la reconnaissance se sont individualisés, ils se fondent davantage sur des traits individuels que sur des traits collectifs. »

D’où le constat de délitement partagé par de nombreux sociologues, voire la fameuse « crise », expression si répandue qu’elle en est devenue tristement banale, souvent déclinée médiatiquement sous le nom de « fracture sociale », d’« exclusion sociale » ou encore de « déliaison sociale ».

Femme ennuyée en isolement, allongée sur le canapé.
La solitude semble devenue, en creux, un refuge contre le reste du monde qui peut nous apparaître de plus en plus comme absurde, incompréhensible voire hostile. Shutterstock

Car, si « la solitude créative et insoumise est désir de se libérer », en tentant de se ré-approprier, par la « conquête du “je” », des marges de manœuvre vis-à-vis d’une société perçue comme (trop ?) contraignante, pour reprendre les propos de l’historienne Sabine Melchior-Bonnet dans son récent ouvrage Histoire de la solitude, elle semble plutôt devenue, en creux, un refuge contre le reste du monde. Un monde qui nous apparaît de plus en plus comme absurde, incompréhensible voire hostile, car mettant à la fois tout à la portée d’un simple « clic » mais empêchant aussi d’aller au-delà de ce geste unilatéral de l’homme à la machine, afin de rencontrer réellement un « autre soi-même » pour reprendre le titre d’un ouvrage du philosophe Paul Ricœur.

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Ainsi, le sociologue Robert Castel considère que ce délitement du lien social est prioritairement une « désafiliation », c’est-à-dire qu’il découle d’un processus historique d’éloignement de la cohésion sociale qui se traduit concrètement par une vulnérabilité individuelle (perte d’emploi, isolement…).

Le triomphe (provisoire ?) de l’individualisme

Car si l’impact de la solitude est, certes, individuel, son explication est peut-être à chercher sur un plan plus global, plus social.

Inversons un instant la perspective et demandons à la société – et non à l’Individu – quel est, pour elle, son « mal du siècle » ? Elle nous répondrait sans doute en nous opposant une autre notion : celle de l’individualisme dans sa version « glorification du moi » (l’opposant en cela à un individualisme plus « positif ») telle qu’elle était déjà dénoncée par le sociologue Emile Durkheim… en 1898.

C’est bien, en effet, le triomphe de cet idéal américain, héritier direct du jadis flamboyant self-made man, qui s’incarne de nos jours dans la mise en avant perpétuelle de sa propre singularité. Or cette dernière, par définition, s’établit contre la masse des Autres, engendrant, de fait, une situation auto perçue d’exception et donc de solitude.


À lire aussi : Quand le partage, plutôt que la consommation, aide à surmonter la solitude


Pour reprendre les analyses de l’économiste anglo-saxonne Noreena Hertz dans son livre The Lonely Century, c’est bien à partir des contrées occidentales que ce mal se propage, là où le modèle véhiculé – le triomphe de l’individu sur le collectif – exacerbe, de fait, cet individualisme, facteur humain de l’isolement. En effet, si, pour moi, ma personne est plus importante que le reste du monde, alors il n’est pas illogique que le reste du monde se détourne de moi. Surtout si chaque individu qui le compose se fait le même raisonnement.

Une femme âgée solitaire et déprimée.
l-Le triomphe de l’individu sur le collectif exacerbe-t-il l’isolement ? Shutterstock

Alors que faire ? Doit-on remettre le collectif en premier ? Impossible. Car nous aspirons tous à être perçus comme « unique ». Ainsi que le souligne le philosophe Edgar Morin, la dimension individuelle et la dimension collective sont indispensables à chacun pour son accomplissement : « Les humains doivent se reconnaître dans leur humanité commune en même temps que de reconnaître leur diversité tant individuelle que culturelle. »

Déjà, en 1851, le philosophe allemand Schopenhauer décrivait cet état de tension interne avec sa parabole d’attraction-répulsion d’un troupeau de porcs-épics mourant de froid, représentant ainsi de manière plaisante, la manie qu’ont les êtres-humains de se rapprocher, par instinct, les uns des autres, puis de s’éloigner, agacés par les piquants de leurs congénères. Incapables de vivre seuls, ils ne peuvent pas davantage être dans une trop grande promiscuité. La « bonne » distance entre ouverture vers les autres et recentrage sur soi est donc bien difficile à trouver…

La diversité, organisation de la solitude ?

Mais, de nos jours, le triomphe du « moi » remet en cause ce précaire équilibre, en actant une bascule claire du côté de l’individu qui s’incarne, paradoxalement, dans une autre notion « à la mode » : celle de la diversité, qui consiste à mettre au jour les différences individuelles (26 d’officiellement identifiées à ce jour !) mais d’abord (et exclusivement ?) en tant que source de discrimination.

En effet, celles-ci exacerbent l’essentialisation individuelle, c’est-à-dire l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions pour ultérieurement l’appréhender et le gérer sous ce trait unique, définitivement perçu comme saillant – sexe, âge, origine, handicap… – mais dans les faits, regroupé en catégories, donc en systèmes clos et séparés donc isolés les uns des autres. Une sorte de répartition de l’humanité en catégories qui, non seulement omet parfois la pluralité individuelle, mais pourrait en venir à entériner une non-évolution, en contraignant le catégorisé, plus ou moins volontaire, à rester au plus proche des caractéristiques attendues de sa catégorie d’affectation, ne l’autorisant qu’à se conformer, finalement, aux individus de sa catégorie pré-définie sous peine d’ostracisme. Le groupe rassure et libère, mais il exclut également.

Or, en mettant en avant ce qui distingue les gens, on oublie ce qui pourrait, au contraire, les rapprocher. En sacralisant la différence au point de l’ériger en nouvelle norme, « l’humanité commune », si chère à Edgar Morin, perd, par un mouvement de balancier, le terrain gagné par les egos. Cette situation entraîne une bascule dans l’isolement individuel, découlant de la nécessité de trouver un groupe et de s’y conformer sous peine d’exclusion sociale, et avec lui, le mal-être et les risques inhérents à cet état. Et c’est ainsi que l’individu, jadis triomphant, voit sa propre quête de gloire se refermer sur lui comme un carcan oppressant, l’entraînant irrémédiablement à se draper dans le terrible linceul de la solitude.

Les animaux sont-ils des choses ? Ce que dit le droit

auteur

  1. Jean-Benoist BeldaDocteur et Enseignant-chercheur en droit privé et sciences criminelles, Institut catholique de Lille (ICL)

Déclaration d’intérêts

Jean-Benoist Belda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Dans le cadre de son programme en faveur d’une agriculture et d’une production alimentaire durables, la Commission européenne a récemment indiqué vouloir faire évoluer la législation européenne sur le bien-être animal. Son projet a été présenté le 7 décembre dernier et s’attarde uniquement sur le temps de transport des animaux. En apprenant cela, certains militants pour la cause animale pourraient trouver que ces mesures sont insuffisantes et en viendraient à se poser la question : le droit peut-il être vraiment efficace pour protéger les animaux et améliorer leur bien être ?

De prime abord, le droit peut paraître inaccessible. Il est en effet créé, utilisé, manipulé par des professionnels qui usent d’un langage technique très particulier. Cependant, le droit, c’est aussi nous : citoyens, citoyennes. Nos choix de citoyens et de consommateurs sont plus importants qu’on ne le pense. Ces choix deviendront potentiellement la règle de droit de demain.

On a pu constater ce mouvement dans la prise de conscience générale de la nécessité de lutte contre le réchauffement climatique. Ces préoccupations ont pu migrer vers le domaine juridique et ont vu émerger des règles de protection, de conservation, de respect (les îles Loyauté ont par exemple donné en juin dernier une personnalité juridique à des entités naturelles pour les protéger). On touche même ici à l’idéal de Justice qui, selon le juriste romain Ulpien, « est une volonté constante et durable d’attribuer à chacun son droit. »

Cependant, s’il y a bien des êtres-vivants qui sont en attente de droits, effectifs, significatifs, ce sont les animaux. On peut même parler d’animaux non-humains car ne l’oublions pas, en tant qu’êtres-humains, nous sommes aussi des animaux.


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Les animaux sensibles

Au cours de notre vie, nous avons et aurons toutes et tous l’occasion d’avoir au moins une interaction avec un animal. L’expérience peut être agréable, douce, craintive ou génératrice de traumatismes. Ce qui est certain c’est que les animaux non-humains sont eux aussi des êtres-vivants qui ressentent, qui vivent leur vie pour eux, qui peuvent éprouver la joie comme la peine, le bien-être comme la souffrance. Pourtant, cette reconnaissance de la sensibilité n’a pas toujours été d’actualité.

Au XVIIe sicèle, le mathématicien, physicien et philosophe René Descartes, le fameux auteur du cogito « je pense donc je suis » brillait par un triste rationalisme. Il perpétua l’idée de l’animal-machine : les animaux étaient assimilés à des choses et devaient, pour cette raison, répondre aux besoins de l’homme. Le postulat était simple : « les bêtes n’ont pas seulement moins de raison que les hommes, elles n’en ont point du tout ».

Un singe se regarde dans un miroir
Les animaux sont trop souvent assimilés à des choses qui doivent répondre aux besoins humains. Pexels, CC BY-NC

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Il faudra véritablement attendre le début du XXᵉ siècle pour voir apparaître un mouvement significatif, philosophique et juridique, qui s’intéresse à la sensibilité des animaux en la considérant au même niveau que celle des êtres-humains. Ce mouvement questionna notre rapport aux animaux non-humains et plus précisément nos démonstrations d’inhumanité à leur égard par exemple les tortures expérimentales en laboratoire. Selon ce mouvement de pensée, et sur la base de cette sensibilité collective, partagée mais si souvent niée, les droits des animaux non-humains sont donc intimement liés à ceux des êtres-humains.

Les animaux et leurs droits

C’est par un décret, en 1959, que la question de la protection animale entre dans le droit : les mauvais traitements exercés envers les animaux sont interdits. Ensuite, en 1976, est promulguée une loi sur la protection de la nature, par laquelle la qualité d’« être sensible » de l’animal est consacrée, sans qu’aucune disposition ne permette pour autant d’en assurer une protection.

Suit alors une prise de position philosophique, proclamée en 1978, à travers la Déclaration universelle des droits de l’animal, reconnaissant ce dernier comme doté d’un système nerveux et possédant des droits particuliers.

Enfin, c’est par la loi du 16 février 2015 qu’est introduit dans le code civil un nouvel article : « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. ».

Que comprendre ? La sensibilité des animaux non-humains est reconnue par le code civil mais ils sont toujours soumis au régime des biens, des choses. Selon une approche pessimiste, nous pourrions identifier une incohérence voire une hypocrisie. Selon une approche optimiste, nous pouvons lire que les animaux non-humains ne sont plus des choses mais sont soumis à leur régime. La nuance est importante car elle ouvre la voie à une autre considération de l’animal non-humain.

Les animaux sont-ils des choses ?

Le problème, avec le droit, c’est qu’il fonctionne par catégories à pourvoir : si nous ne sommes pas des personnes, alors nous sommes des choses. Et inversement.

Où est l’animal ? Certains diront que c’est une « chose particulière ». Cet entre-deux n’est pas considéré par le droit et cela a son importance puisque les règles de protection des animaux non-humains dépendent de cette considération. Le régime des biens, des « choses », continue en grande partie de s’appliquer pour ces êtres qui vivent, éprouvent de la joie, du plaisir, de la peur ou de la souffrance.

Les animaux domestiques emportent le plus notre empathie car ils vivent et évoluent avec nous, car nous pouvons d’un regard parfois amusé, parfois subjugué, être témoins de leur autonomie de vie, leur ingéniosité, leur affection. Mais qu’en est-il des animaux d’élevage ? Sont-ils inférieurs ? Qu’en est-il des animaux sauvages que le droit considère comme des res nullius, des choses sans propriétaire légal, qui peuvent être capturés, blessés, maltraités ou mis à mort en toute impunité ? Sont-ils eux aussi inférieurs ?

Un vache dans un pré
Les animaux domestiques emportent le plus notre empathie car ils vivent et évoluent avec nous. Mais qu’en est-il des animaux d’élevage ? Sont-ils inférieurs ?. Pexels, CC BY-SA

La réponse, nous la connaissons : non, ils ne sont pas inférieurs. Ils sont constitués comme les animaux domestiques à qui l’on prête de l’attention, de l’affection et dont l’intelligence est démontrée scientifiquement. Le droit a cependant décidé de catégoriser. Et nous pouvons en convenir : l’idéal de Justice n’est nulle part dans cette initiative de classer, discriminer, au point de considérer que la mort d’une catégorie est moins importante que la mort d’une autre.

Une solution, changer nos habitudes ?

Si le droit est pour l’instant générateur de cette injustice, il peut au contraire devenir un levier de changements très significatifs. Ce sens, à nous de l’injecter dans la société. Comment ? En changeant certaines de nos habitudes de consommation, principalement.

Très concrètement, trois pôles d’exploitation animale peuvent être identifiés : l’alimentaire (pour la consommation de viande), l’industrie du textile (cuir, fourrure) et les loisirs (corrida, combats de coqs et chasse à courre, entre autres).

Pour ne parler que de l’alimentaire, 1060 milliards d’animaux sont tués par an pour la consommation de viande. Pour atteindre ce nombre, il est nécessaire de maintenir une cadence effrénée qui aboutit à des violations de la réglementation et des maltraitances.

L’illustration est flagrante dans les abattoirs mais également pour des produits plus « exceptionnels » comme le foie gras, qui consiste à développer chez les canards mâles, avant de les tuer, une maladie du foie. Pour justifier ce zoocide (le terme zoocide a été proposé par Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire et moine bouddhiste pour définir le massacre animal organisé et de masse. Ce terme fait écho à la notion de génocide définie par l’ONU) il est indispensable de démontrer la nécessité vitale de la consommation de chairs. Or, la médecine, la biologie, la philosophie sont fermes : il n’existe aucune nécessité vitale. Pas plus que dans le fait de porter du cuir, de la laine ou assister à une corrida. Que des plaisirs : gustatifs, d’apparence ou récréatifs.

Cela signifie-t-il que nous devons choisir entre culpabilité ou frustration ? Est-ce à dire qu’il faille se priver de tout plaisir ? Évidemment que non. Le plaisir est essentiel à l’être-humain mais il peut survenir en évitant la mort d’animaux. Beaucoup d’alternatives végétales existent aujourd’hui pour pouvoir ressentir ce plaisir sans participer à ce zoocide. Notre conscience de citoyen, a fortiori dans une époque où cette exploitation est également délétère pour le climat, peut trouver une voie médiane : celle qui respecte la vie d’êtres-vivants sensibles. Nous adoptons déjà au quotidien, de plus en plus naturellement, des réflexes respectueux de l’environnement. Nous pouvons trier, choisir des mobilités douces. Nous le faisons parce que nous sommes toutes et tous concernés par l’état de santé de la Terre. Il est peut-être temps à présent de poser notre regard sur ces êtres-vivants sensibles qui ne demandent qu’à vivre et de participer à cette exaltante entreprise : nos habitudes d’aujourd’hui peuvent véritablement être le droit de demain.